Balon : la voie Romaine, Ier et IIe siècles
- Eric Deboutrois
- 7 mars
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Dernière mise à jour : 10 mars
Les ancêtres de nos carpes communes vivaient dans la région de la mer Caspienne. Durant les différents épisodes glaciaires du Pléistocène, il y a 8 à 10 000 ans (Borzenko 1926, Hanko 1932, Bănărescu 1960), cette aire s'étendit vers les bassins de la mer Noire et de la mer d'Aral (Bergh, 1948, 1964) jusqu'au Danube à l'ouest, et à l'Asie occidentale, à l'est (Keith, 1998).
Tous les auteurs s’accordent pour dire que la carpe est ensuite restée, de l’époque post-glaciaire jusqu’à une date récente, confinée au bassin des moyen et bas Danube, c’est à dire de l’actuelle Hongrie jusqu’à son embouchure dans la Mer Noire.
En revanche il y a débat, à la fois sur la chronologie et sur la façon dont la carpe a été introduite et domestiquée en Europe de l’Ouest. Les publications de divers auteurs (Eugene Kornel Balon, 1974, 1995 ou Laffaille & Crivelli, 2001 etc.) plaident pour une datation haute, c’est-à-dire dès les Ier et IIe siècles, et font des Romains les artisans de l’introduction et de la domestication de la carpe. Ils expliquent qu’à cette époque l'Empire Romain s'étendait au-delà des Alpes du Nord où fut établi la province de Pannonie (à cheval sur les actuelles Autriche, Hongrie, Slovénie, Croatie), sur la rive droite du Danube (au sud).

De fait, les carpes sauvages étaient bien connues des camps Romains vivant près des plaines inondables du Danube où elles se rassemblaient chaque printemps pour frayer, notamment de ceux de Camuntum (Autriche), Gerulata (Slovaquie), Ad Flexum, Quadrata, Arrabona, Ad Mures, Ad Statuas, Brigetio (Hongrie), et Celamantia (Slovaquie).

En l'an 180, de l'autre côté du Danube en face de Brigetio, les romains ont construit le petit fort de Celamantia près de l’actuel village slovaque d’Iža, d’abord en rondins puis en pierre, maintes fois réparé et abandonné vers 375. Des fouilles archéologiques entreprises dans les années 1980-1990 avant la réalisation d’un barrage (Ján Rajtár 1990,1992) ont mis au jour des restes de poissons parmi lesquels L'ichtyologiste Karol Hensel a identifié des restes de carpes sauvages en abondance, plus que tout autre espèces (esturgeons et silures). Ces restes constituent la première preuve directe que les romains connaissaient la carpe sauvage du Danube.

Aussi il est tout à fait concevable que les sénateurs, patriciens, marchands et artisans aient non seulement goûté à la carpe au cours d’un passage sur le Danube, mais aient également essayé de les transporter vivantes vers des « piscinae dulces » dans d'autres provinces romaines, soit comme animaux de compagnie, soit comme curiosités gastronomiques pour leurs invités.
De plus, « les milliers de soldats danubiens servant à Rome et dans les environs » (Mocsy 1974, p 201) ont pu vouloir que leur poisson habituel leur soit servi et aient ainsi influencé l'importation de carpes. « Il a été dit (par Jovius - probablement Paolo Giovio qui en 1524 a écrit De Romanis piscibus) que dans le lac Lurian en Italie, les carpes ont grossi pour peser plus de cinquante livres ... », affirme Walton (1676, p 146).
D’ailleurs, quel autre poisson parmi les plus gros et les plus savoureux aurait pu survivre à la rigueur des transports de l’époque et ce pendant bien des siècles encore ? La carpe est l'un des poissons les plus robustes. Elle peut tolérer une faible teneur en oxygène, et peut donc facilement être transportée et conservée pendant des semaines dans de petits récipients. De plus, aucune nourriture n'est nécessaire car elle peut endurer de longues périodes de famine (Balon 1974). Zeuner (1963, p 481) note que « Pennant dans sa Zoologie britannique (1776) raconte l'histoire remarquable selon laquelle des carpes placées dans un filet, bien enveloppées de mousse humide et suspendues dans une cave resteront vivantes, à condition que la mousse soit maintenue humide. » C’était déjà connu d'Izaak Walton (1676) qui affirmait que « ... la carpe vit le plus longtemps hors de son propre élément, ce qui rend très probable le fait que de la carpe ait été amenée d'un pays étranger ». Sa rusticité est telle qu’elle peut même vivre dans des eaux saumâtres. Elle a été signalée comme vivant dans celles du delta du Danube (Banarescu 1964), de la mer Caspienne (Kazantcheyvev 1981) et même dans des salinités marines complètes (Johnson 1954, Mark 1966).
C’est pourquoi Balon envisage que la carpe sauvage ait été transportée du Danube aux provinces romaines occidentales de Noricum, Raetia et Germania ou même à Rome au cours des Ier et IIe siècles, et a pu commencer sa vie dans des piscinea où certaines ont été élevées et nourries par leurs propriétaires. Il était déjà inévitable que certaines s'échappent alors dans les rivières locales et produisent une progéniture sauvage qui pourrait être confondue avec des carpes sauvages à l'ouest de leur origine (le Danube dans sa zone inondable de piémont).



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