La carpe au Japon (2eme partie)
- Eric Deboutrois
- 6 févr.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 févr.
La période d'Edo
Elle marque une ère de paix et de prospérité économique dans un pays unifié, redevenu stable. Pour renforcer son emprise, le gouvernement avait désarmé la population rurale en procédant à des chasses aux épées (katanagari) et interdit les entraînements d'arts martiaux dans de nombreux domaines.

Celui de Kaga, situé dans les actuelles préfectures d'Ishikawa et de Toyama, était l'un de ceux là. Faute de conflits et pour ne rien perdre de sa puissance, le clan Maeda réfléchit à un moyen d’entraîner autrement ses soldats. L’idée fut de faire de la pêche de l’Ayu (Plecoglossus altivelis) une discipline que le samouraï devait maîtriser. Pour attraper ce poisson, il fallait rester longtemps dans le courant de la rivière, ce qui permettait de travailler son physique, son équilibre et sa concentration. Si on est encore loin de la pêche de la carpe, on se rapproche de l’esprit de la pêche « sportive » chère à Charles de Massas. Car là où la facilité aurait pu conduire à pêcher traditionnellement ce poisson territorial au vif ou à l’aide de cormorans comme dans l'estampe ci-dessous, le Bushido considéra la technique peu loyale, ce qui contribuera à développer la pratique de la pêche à la mouche.

Un autre chef de domaine se servit de la pêche pour entraîner ses samouraïs, celui de Shōnai, situé dans l’ancienne province de Dewa (actuelle préfecture de Yamagata). On parlerait aujourd’hui d’Iso fishing, technique de pêche des sparidés sur les côtes rocheuses. Pour être au bord de l’eau au lever du soleil, les pêcheurs devaient quitter leur maison avant minuit, traverser la montagne en transportant leurs lourds accessoires de pêche, dont la canne Shōnai (Shōnai Wazao), d'une longueur pouvant atteindre 7 mètres. Arrivés sur la côte, il fallait encore arriver à envoyer une crevette dans les griffes de l’écume, se concentrer pour détecter la moindre touche... L’histoire veut qu’en 1862, le Seigneur Sakai occupé à pêcher avec ses samouraïs, prenne une grande dorade. Un d’eux, Naotsuna Ujiie, eut l’idée d’en prendre l’empreinte pour créer le premier Gyokatu. Par la suite, chaque samouraï qui réalisait une belle capture l’immortalisait de la sorte et recevaient une récompense. Inversement, si il perdait sa canne à pêche, ses armes ou le cas échéant mourait pendant la pêche, sa rémunération (ou celle de sa famille) était réduite.

Les incendies d’Edo
Durant la période d'Edo, les habitations en bois étaient tellement imbriquées dans la capitale qu’elle fut le siège de fréquents et de gigantesques incendies. En 1657 le grand incendie de Meireki a presque entièrement détruit la ville siège du shogunat, des résidences des daimyos, hatamotos et d’un grand nombre de samouraïs. Les brigades formées pour lutter contre ces incendies étaient composées de samouraïs (buke hikeshi) ou de roturiers (machi hikeshi) qui, armés de gaffes, devaient faire la part du feu en détruisant les bâtiments attenants et ainsi le priver de combustible. Chaque hikeshi (pompier) était équipé d'un manteau réversible (hikeshi banten), imbibé d'eau avant d’aller au feu. Uni à l’extérieur, ce manteau était richement décoré à l’intérieur de motifs susceptibles de les protéger. On y retrouve des dragons et d’autres créatures aquatiques, dont la carpe, symbole de courage. Bien que le tatouage était interdit, douloureux et accessoirement réservé à l’identification des criminels, les pompiers d’Edo se tatouaient aussi ces symboles sur une grande partie du corps. Aujourd’hui, le tatouage reste encore une pratique mal vue au Japon.

Edo wazao
Les samouraïs ont incontestablement enrichi la pêche, que ce soit culturellement ou techniquement, à l’image de Uneme Tsugaru (1667-1743), qui a écrit « kasenroku », le premier guide de pêche du Japon, en 1723, ou encore de Matsumoto Tosaku qui renonça à son statut de samouraï en 1783, pour ouvrir un magasin de cannes à pêche à Tokyo.

Si l’utilisation d’une simple perche en bambou, nobezao(延べ竿)était courante dans les archipels japonais, à Tokyo il y avait une demande pour des cannes à pêche plus pratiques à transporter. Cela a conduit au développement des cannes en plusieurs brins, appelées tsugizao (継竿). En fait, Matsumoto Tosaku n'a pas été le premier à en fabriquer, il en existait déjà à Kyoto et à Edo. Mais ses cannes à pêche étaient très qualitatives et merveilleusement belles. Alors que la classe ouvrière utilisait des cannes en bambou moins élaborées, les maîtres du kabuki, la noblesse et les hommes politiques importants, dont Tokugawa Yoshinobu (1837-1913) le dernier shogun, utilisaient des cannes à pêche fabriquées par l’atelier Tosaku. En 1876, quelques années après que la conscription dans l'armée soit réinstaurée, les samouraïs furent officiellement dissous. Quant à la popularité des cannes d’Edo, elle a perduré jusqu'au début de la période Showa, après la seconde guerre mondiale, lorsque les cannes à pêche en fibres de verre puis de carbone sont apparues. En 2015, le grand maître de la sixième génération Tosaku est décédé à l'âge de 95 ans, non sans avoir formé son petit-neveu, Toryo, qui perpétue aujourd’hui encore la tradition des cannes d’Edo (Edo Wazao).
Pour en savoir plus, très bel article ici
La voie du bonheur
Kendo Ishii (1865 – 1943) a écrit en 1906 « Les règles de pêche ». La traduction littérale de la première règle veut que la pêche soit pensée comme une récompense du travail, afin de ne jamais tomber dans le travers de toute addiction en perdant la notion des priorités. Ce qui ne veut pas dire que les prises viendront récompenser le travail ou les efforts, comme le veut le bouddhisme mahāyāna les choses arrivant quand elles doivent arriver. La seconde, dans une suite logique parfaite, est que le véritable objectif réside dans le plaisir de l'acte de pêche, et non dans le poisson lui-même. La troisième que la pêche ne doit servir qu'au bien de l’esprit de celui qui la pratique. La quatrième que le bon marché n'a pas de valeur propre, au sens où la faillite n’est pas du fait du coût des choses mais d’oublier de se faire plaisir. Si on se fait plaisir et profite (avec retenue) de l’instant, le gain de bonheur devient énorme et son coût est minimisé. Le dernier : ne partez pas à la pêche si vous n'êtes pas sûr que ce soit un bon jour pour pêcher. Si vous n’en avez pas envie, si les conditions ne sont pas bonnes, alors vous ne prendrez pas de plaisir et perdrez votre temps et votre argent. Attendez votre jour, vous prendrez plus de plaisir, gagnerez en sérénité, vous vous détendrez, apaiserez votre âme et découvrirez la véritable valeur du temps qui passe.
(source ici)
La méthode Suikomi
Cette méthode utilise un ressort qui permet de tenir une boule d’amorce dans laquelle sont enfouis des hameçons nus, un seul étant esché de maïs, d’un vers ou de pâte et dépassant du montage. La pelote est le plus souvent réalisée à partir de mélanges prêts à l’emploi disponibles dans les magasins de pêche qui contiennent des granulés de poisson moulus, des chrysalides de vers à soie séchées et moulues, du maïs, de la farine de riz, de blé, de pommes de terre, des patates douces, des escargots d'eau moulus, etc. Dans la méthode Suikomi, la pelote doit être assez ferme pour résister au lancer, tout en étant suffisamment souple pour fondre dans l'eau, au bout d’un certain temps. Les cannes utilisées font entre 3 et 4,5 m de long et sont souvent typées surf casting. Le corps de ligne fait au minimum 33/100 et comporte une plombée au dessus de émerillon auquel est relié le montage. .

NB : la pratique du no-kill se développant aussi au Japon, ce montage est de moins en moins utilisé au profit des techniques européennes.


Focus sur les Mangas
La carpe est un animal omniprésent dans le bestiaire japonais. On la retrouve de l’Hokusai manga, un des chefs-d’œuvre de Katsushika Hokusai (1760-1849), jusque dans les Pokémons avec Magicarpe qui évolue en Léviator,

ou encore dans One piece quand Luffy s'accroche à deux carpes suffisamment fortes pour remonter la cascade qui le fait rentrer au pays des Wa (épisode 891).

Dans cet archipel de pêcheurs qu’est le Japon, il n’y a pas moins d’une centaine de Mangas ayant pour thématique la pêche. En France le plus connu est certainement Paul le pêcheur (Tsuri-kichi Sanpei) de Takao Yaguchi (1939-2020), diffusé en anime à la télévision française dans les années 1990.
En savoir (beaucoup) plus sur la pêche au Japon : le blog de Taisuke (Ty) Hasegawa



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