Hoffmann : l'alternative à la route putative Romaine vers l'ouest
- Eric Deboutrois
- 10 mars
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Dernière mise à jour : 23 mars
Hoffmann (1994) dit que Balon se trompe dans son utilisation non critique des sources historiques et dit même que ses spéculations sur la culture Romaine de la carpe et sur la route initialement italienne vers l'ouest sont totalement infondées, tout comme la théorie qu’il défend du mécanisme monastique.
Laurence Bérard (1988), faisant confiance aux documents religieux, aux recettes et aux publications des XVIIe et XVIIIe siècles sensées décrire ce qui se passait cinq cents ans auparavant, fait bien référence à des restes de carpes trouvées au Louvre et datées du XVI-XVIIIe siècles, mais aucune autre preuve archéologique ne venait jusqu’à lors combler le manque d’écrits ou les recouper. Ce sera chose faite par Richard Hoffmann (publications de 1994 et 1995) qui conjuguera, cartes d’illustration à l’appui, 36 témoignages littéraires majeurs et 56 témoignages archéologiques issus de 47 sites différents. Sur cette base, Hoffmann opte donc pour une chronologie plus tardive dans la diffusion de la carpe en Europe et propose de distinguer trois phases.
Pour lui, à la période romaine, la carpe nourrissait effectivement les populations installées dans le bassin du Danube, mais on ne l’élevait pas ! Elle restait confinée à son habitat d’origine et ne suscitait pas autrement l’intérêt du monde latin. C’est ce que semblent attester tous les restes de carpes datés du néolithique et antérieurs aux écrits de Cassiodore, qui ont été récupérés dans l’aire de répartition naturelle des carpes, du moyen et bas Danube.

Phase 1) Entre le VIIe et le XIe siècle (surtout au XIe),
La carpe serait lentement passée du bassin du Danube aux affluents de l’ouest du moyen Rhin. Jusqu’à la fin du XIe siècle, aucun enregistrement d’activité économique ou écrit ne corrobore cette expansion vers le nord, ce qu’Hoffmann explique aussi par l’absence de culture chrétienne latine lettrée dans cette zone avant l’an 1000. Pour autant Hoffmann parle de deux enregistrements moins remarqués de la fin du XIe siècle, indiquant que la carpe (charpho ou carpho) pouvait être présente en Haute-Bavière.
D’abord le Ruodlieb, un roman écrit vers 1050 par un moine de Tegernsee, ensuite un écrit venant de l’Abbaye de Hirsau dans la Forêt Noire et le bassin du Rhin.
Dans le second, l'abbé Guillaume de Hirsau (mort en 1091) a ajouté au vocabulaire des signes que ses moines devaient utiliser pendant le silence obligatoire, celui du « poisson qui est populairement appelé carpe ». Ainsi, à la liste de l’Abbaye de Cluny (Bourgogne) qui ne parle pas de carpe, Guillaume de Hirsau a ajouté plusieurs taxons d'Europe centrale dont carpho (Jacquemard, Lucas-Avenel, 2012). S'attendait-il alors à ce que la carpe arrive sur le site de Hirsau ou s'était-il souvenu d'avoir consommé de la carpe lorsqu'il était jeune à Ratisbonne sur le Danube (Jacobs 1961) ?

Un peu plus tard, Hildegarde de Bingen (physica, liber de piscibus, 1150-1158) décrit les habitudes de la faune aquatique du Rheingau (rive droite du Rhin), dont la carpe (de carpone) pour en déterminer la pureté dans l’alimentation [« la carpe, qui tient des marais ses chairs molles et maladives »] (L Moulinier 1993). Toujours au début du XIIe siècle, Alexandre Neckam (De naturis rerum) et Gui de Bazoches (chanoine de Chalon) tous deux parfaitement familiers avec les poissons présents en Champagne et autour de Paris, ont suggéré par leur silence que la carpe y était absente. Tout cela suggère que la carpe commençait tout juste vers 1100 à entrer dans le principal foyer de la culture monastique médiévale, qui s'étendait des bords ouest des Alpes jusqu'à la vallée du Rhin et à l'ouest dans les bassins de la Seine, de la Loire et du Rhône.
2) La deuxième étape s’étend du XIIe siècle au début du XIVe.
La carpe gagne les cours de la Meuse et du Rhin et, de là, le Bassin parisien et la Bourgogne. Elle est par ailleurs citée pour la première fois en France dans l'ordonnance de 1258, puis en 1291 (qui en interdit la pêche), 1312, 1317 (fixant la longueur des poissons dont la vente sera permise sur les marchés), en 1326 (portant règlement pour la pêche de poissons de rivière). En 1328, 2619 carpes sont servies à Reims en l'honneur du sacre de Philippe de Valois et de Jeanne de Bourgogne.
On trouve une des plus anciennes attestations de l’élevage des carpes en Europe dans le Tractatus de piscibus (livre IV de l’Hortus sanitatis) en 1491. Ce traité reprend des ouvrages plus anciens, comme la notice de Thomas de Cantimpré (Liber de Natura Rerum vers 1237), elle-même reprise par Vincent de Beauvais (livre 17 du Speculum naturale, 1263), ainsi qu’un passage parallèle d’Albert le Grand (livre 24 du De animalibus, vers 1270). Il indique que « Carpera piscis est quasi squamis aureis in lacis vel fluviis » (La carpe est un poisson dont les écailles semblent d’or, qui vit dans les étangs et les rivières) puis, un peu plus loin, que « ses petits naissent en eau peu profonde si on creuse auparavant des fosses de dix coudées et qu’on place dans chacune d’elles un couple de carpes juste avant la ponte […] après la naissance, on les sépare de leur mère. Les petits, fortifiés par trois ou quatre mois d’existence, sont sortis des fosses et remis là où ils doivent grandir, avec ceux qui ont fini de croître »

3) La troisième étape débute au milieu du XIVe siècle La carpe se répand, très probablement après la peste noire, du nord-est au centre de la Bohème et du sud de la Pologne et à l'ouest dans le bassin versant de la Loire, le sud de l'Angleterre (Marscall l’importera en 1514) et au Danemark (Pierre Oxe en 1560)… Elle n’aurait en revanche atteint l’Italie qu’à la fin du Moyen Âge.

Les deux options
Pour Balon, l'absence de preuves historiques antérieures directes ne peut être interprétée comme une preuve des seuls transferts médiévaux de carpes à l'ouest du Danube (Hoffman 1994a) mais peut être simplement une conséquence de la tenue de registres séculaires ultérieurs et mieux préservés. Il concède cependant que les preuves détaillées des premiers vestiges archéologiques et des enregistrements verbaux rassemblés par Hoffmann (1994a) ne peuvent être ignorées, permettant ainsi la possibilité d'une route non romaine et non monastique vers l'ouest pour la carpe sauvage danubienne (Hoffman 1985).
Balon et Hoffmann conviennent donc qu’en l’état actuel des connaissances et jusqu’à la découverte de nouvelles preuves, deux pistes doivent être prises en considération (a) la domestication romaine et monastique de la carpe aux Ier et IIe siècles, et (b) la culture séculaire franco-bourguignonne des étangs des XIIe-XIIIe siècles.



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