La pêche en France (préambule)
- Eric Deboutrois
- 18 févr.
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 20 févr.
Comme la chasse et la cueillette, la pêche a joué un rôle important pour que les premiers hommes se nourrissent, même après qu’ils se soient sédentarisés et deviennent agriculteurs.
Activité nourricière
Du temps de l’empire romain le droit de pêche est resté ouvert à tous et le poisson appartenait à celui qui l’attrapait. A sa chute, l’agriculture laisse place à l’économie de la nature et de "l’inculte" (forêts, landes, marécages, chasse, pêche), moins productive certes mais suffisante pour une population alors peu nombreuse.
A l’époque de la paysannerie, la lutte contre le paganisme par les dominants religieux et laïques est une façon de remettre la main sur les campagnes. Elle prend son essor au IXe siècle et se poursuit avec l’avènement de la féodalité au Xe et XIe siècles. En plus du servage, de la corvée, des taxes et des redevances imposés aux paysans, les seigneurs locaux leur imposent l’usage du moulin et du four seigneurial (moyennant une part de la mouture) et s’approprient les droits de pêche (et de chasse) sur leurs territoires.

La réglementation féodale
Philippe IV, dit Le Bel, argumente cette décision dans le préambule de son ordonnance de 1289, se plaignant « du dépeuplement des rivières, par la suite de l’astuce des pêcheurs et de l’invention de nouveaux engins, de la cupidité qui empêche les poissons d’arriver à leur développement, de la dépréciation qu’il en résulte vu qu’ils ne peuvent servir à l’alimentation, ainsi que de la cherté qui tourne au détriment des pauvres et des riches ». Aussi fait-il injonction à ses agents de chercher et de brûler les engins prohibés, réglemente la taille des mailles de filets et celle des poissons. L’ordonnance interdit de prendre des barbeaux et carpeaux dont la valeur marchande soit inférieure à un denier, de deux deniers pour le brochet et d’un denier pour quatre anguilles.
Les rivières navigables ou flottables relevaient du domaine royal, tandis que les eaux « non praticables » relevaient des droits seigneuriaux. Si quelques seigneurs pouvaient signer des chartes en faveur d’institutions monastiques ou de bourgeois, les serfs et roturiers n’avaient guère d’autre alternative que de braconner s’ils voulaient s’assurer un complément alimentaire. S’il s’adonnaient à la pêche ce n’était pas à la ligne, en tout cas pas pour le plaisir tant l’acte de braconnage était sévèrement réprimé. Sous François 1er (ordonnance de 1515) les braconniers multirécidivistes étaient même passibles de peine de mort ! En 1556, l’édit de Moulins réaffirme que le domaine royal est inaliénable. Colbert, ministre de Louis XIV, fait référence aux anciennes ordonnances (celles de Philippe IV surnommé le Bel du 22 avril 1289, 1291 et 1302, de Philippe le Long 1317, de Charles IV 26 juin 1326, de Philippe VI 1333 et 1346, de Charles V 1376, de Charles VI 1388 et 1402, de Charles VIII 1453, de Louis XI 1476, de François 1er 1515, d'Henri II 1554, d'Henri IV 1597) dans celle de 1669, considérée comme fondatrice du droit contemporain : « seuls peuvent prétendre à un droit de pêche sur les cours d’eau domaniaux les bénéficiaires de titres ou possessions antérieurs à 100 ans ». Le corps des Eaux et Forêts est créé, ainsi que l’autorisation de pêche par bail, à titre économique. Cela permet à un propriétaire riverain d’un cours d’eau ou plan d’eau non domanial de louer ou céder son droit de pêche à un tiers.
Dans le Titre XXXI relatif à la pesche cette ordonnance détaille notamment les engins prohibés, précise les temps d’interdiction de la pêche (de nuit dans son art V, durant le temps de fraie du 1er avril au 1er juin pour la carpe dans son art VI) avec des peines pouvant aller jusqu’à deux mois de prison, le carcan et le fouet ; les mailles dont une de six pouces [15cm] pour les carpes, mesurée entre l’œil et la queue, sous peine de 100 livres d’amende (art XII) [une amende de 100 livres représenterait plusieurs milliers d'euros de nos jours].

A la révolution française (1789-1792) les privilèges sont abolis et l’exclusivité du droit de pêche disparaît. En 1798 est reconnu à chaque citoyen le droit de pêcher dans les rivières navigables ou flottables, ce qui entraînera leur pillage et un rétropédalage des autorités en 1802 qui rétabliront l’affermage et restitueront au domaine public le droit exclusif de pêcher dans les rivières navigables.
La pêche de divertissement
On (re)trouve les premières notions de pêche à la ligne et de divertissements outre manche dans l’ouvrage de Dame Juliana en 1496 et en français dans l’ouvrage du Frère François Fortin Révérend de Grammont. Le Frère fait référence (p387) aux « personnes qui se divertissent quelquefois à prendre le poisson à la ligne, et principalement la carpe ».

Le XIXe marque le passage d’une pêche à dessin essentiellement économique et nourricière, à une pêche de loisirs à la ligne, comme en témoigne le citoyen Lacépède (vers 1799) : « Quels souvenirs touchants cette ligne peut rappeler ! Elle retrace à l'enfance, ses jeux ; à l'âge mûr, ses loisirs ; à la vieillesse, ses distractions ; au cœur sensible, le ruisseau voisin du toit paternel ; au voyageur, le repos occupé des peuplades dont il a envié la douce quiétude ; au philosophe, l'origine de l'art ».
Révolution industrielle
Avec la révolution industrielle, les progrès sociaux (journée de travail de 8h en 1919, congés payés en 1936), et la mobilité accrue avec l’automobile, l’accès à la pêche loisir se développe, avec d’un côté les pêches sportives d’espèces dites nobles (salmonidés et brochets), et de l’autre une pêche plus populaire, celle des poissons blancs au coup.
En Angleterre la pêche est organisée en clubs assez élitistes permettant l’accès à des domaines essentiellement privés (syndicats), moyennant des cotisations souvent élevées.
En France, les premières sociétés de pêche se créent à partir des années 1880 puis beaucoup plus largement à travers le pays grâce à la loi de 1901. La pêche s’organise sur la base d’associations qui se concentrent sur ce qu’on appelle par abus de langage « le domaine public » puisque intégrant le domaine privé dont le droit de pêche leur est délégué par bail (les baux de pêche).
La pêche de la carpe en France au XXe siècle

Au début du 20eme siècle, on trouve quelques rares livres en français traitant spécifiquement de la pêche de la carpe, signés Fernand Serrane (La carpe, 1910), le Docteur Ernest Sexe (La carpe de rivière, 1937), Louis Matout (La pêche de la carpe, 1943) ou encore Raoul Renault (La carpe, ses mœurs, ses pêches, 1957), héritage qu’un siècle plus tard quelques bibliophiles chérissent ou recherchent, quand d’autres ne les ont probablement jamais lus ou déjà oubliés.
Au bord de l'eau
Les revues de pêche, elles, n’ont pas eu toutes cette chance de finir bien rangées sur les étagères de nos bibliothèques, au mieux quelques numéros traînent-ils peut-être encore au fond du garage ou d’un grenier, au pire ont-ils fini à la poubelle avec les épluchures de pommes de terre. Heureusement, une partie de ce patrimoine immatériel est conservé numérisé et il est accessible sur le site de la Bibliothèque Nationale de France. En se replongeant dans le mensuel Au bord de l’eau, publié à partir de 1935, on voyage dans le temps, en noir et blanc, au fil de pages un peu jaunies ponctuées de publicités dessinées vantant les mérites des premières automobiles que pouvaient s’offrir, ou pas, nos aïeux pour aller pêcher (Chenard Walcker, Peugeot 202, Hotchkiss), du frigidaire pour conserver les truites de l’ouverture ou, bien avant la loi Evin, du Brandy de Napoléon ou de quelques autres vins cuits…
Dans ce voyage on (re)trouve quelques marques aujourd’hui disparues, les moulinets Luxor, les guts, crins et autres racines Tortues ou Kostos (crins de queue de cheval, crins de Florence et racine anglaise faits de boyaux de vers à soie, crin japonais issus d’autres bombyx et gut produit manufacturé alliant soie et vernis agglomérant), les hameçons Infaillibles ou Redoutables que d’autres annonceurs ne manquaient évidemment pas de mettre en avant dans la rubrique « belles prises ».

Vous en apprendrez moins sur les techniques employées à l’époque par les pêcheurs de carpe que dans les livres sus-cités... Par contre la rubrique « belles prises » témoigne de ce qu’était alors une « grosse » carpe : 14kg commune prise à Angers en 1935, 15kg en 1936 vers Paris, ou encore vous saurez que la Saône avait déjà produit des poissons de 30 à 35 livres, qu’en 1939 une carpe de 19kg fut prise du côté de la Loire. Quelques années plus tard, un certain Jo Nivers écrira dans « carpe service » que sa plus grosse carpe, prise sur le Tarn en 1936, pesait quarante quatre livres (22kg). Ces quelques exemples montrent qu’elles provenaient majoritairement des rivières où elles plus avaient plus de chance de grandir que celles des étangs, régulièrement vidangés pour qu’elles soient mangées.

Il n’y a pas vraiment de quoi être nostalgique de cette époque quand on repense qu’en 1939, comme en 14, beaucoup d’hommes dans la fleur de l'âge furent mobilisés, blessés ou tués... En France comme ailleurs les rangs des pêcheurs se sont réduits à peau de chagrin, comme celui des auteurs, annonceurs, ainsi que le nombre de pages de cette revue qui survécut, même si en 1940 ne sortiront que 5 numéros. Coté technologie, on note quelques progrès avec par exemple la publication en 1943 d’un des premiers articles sur le mono filament en Nylon, comparant sa résistance, sa glisse, la sensation, avec le gut japonais d’avant guerre ou les racines anglaises.
Après guerre(s) la pêche connaît un réel essor, sûrement parce que c’est un loisir qui renoue avec le bonheur d’être les pieds dans l’eau, fort d’une liberté retrouvée, peu coûteux et populaire. C’est en tout cas ce que Maurice Genevoix exprime merveilleusement bien dans ses ouvrages (Raboliot, 1925 ; La boite à pêche,1926). Dans les années 45/50 les revues de pêche se multiplient. Quelques-uns des auteurs les plus prolifiques, comme Louis Matout, Raoul Renault ou un peu plus tard Michel Duborgel , le « pape de la pêche », y signeront des articles, tout en publiant des traités plus complets sur toutes les sortes de pratiques possibles en eau douce (La pêche et les poissons de rivière, Michel Duborgel,1955).
Après celle à la mouche, la pêche de la carpe a souvent été considérée comme une affaire de spécialistes et ses adeptes constitueraient même, pour certains (Chut ! ça mord !, Pierre Lorme, 1936) une « aristocratie » parmi les pêcheurs. Moins sportive que d’autres aux dires de Massas, notre Isaac Walton français comme l’appelait Ernest Sexe, c’est souvent une « pêche d’homme mûr, au caractère patient et paisible » écrira Jo Nivers.



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