La pêche de la carpe en Allemagne (1900-1940)
- Eric Deboutrois
- 13 févr.
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 févr.
D'après les articles de Sebastian Schmidt (et avec son autorisation) parus dans Carp in focus, Monkey Climber, complétés d'autres sources (dont Fisch und fang) et de recherches personnelles.
Heintz au début des années 1900
La pêche sportive de la carpe n’a véritablement commencé qu’après 1900 en Allemagne. Auparavant, elle était considérée « sans intérêt », comme l’explique Karl Heintz dans son livre Angelsport im Süßwasser (Pêche en eau douce) publié en 1903. D'une part ces poissons placides étaient considérés comme stupides et gourmands, n’intéressant que les gens du peuple qui les pêchaient avec des cannes en sapin, des lignes de chanvre et de gros hameçons ; une pêche qui n'arrivaient pas à la cheville de celle des poissons nobles comme le brochet ou le saumon. Heintz l’a mise sur un pied d'égalité avec la pêche au lancer ou à la mouche déclarant que « La carpe, lorsqu'elle atteint un certain âge, est probablement l'un des poissons les plus timides et les plus prudents, et [qu’] il faut beaucoup de pratique et d'expérience pour l'attraper ». Par ailleurs aucun livre n’était jusqu’à lors rédigé en allemand, tous l'étaient en anglais et aucun ne tenait compte des pratiques allemandes.

Les fabriques Hildebrand et Wieland à Munich
Jusqu’au milieu du 19ème siècle, les cannes, moulinets et accessoires devaient encore être importés depuis l’Angleterre et les États-Unis. Si les cannes anglaises avaient une bonne réputation, les souhaits pressants de nombreux pêcheurs sportifs (souvent des notables ou des fonctionnaires bien nantis) ont incité le maître tourneur Heinrich Hildebrand à fonder son propre magasin à Munich en 1843. Dans la capitale bavaroise, l’usine d’articles de pêche « Heinrich Hildebrand » (qui deviendra plus tard « H. Hildebrand’s Nachf. Jakob Wieland ») a prospéré.
Avant cela, la manufacture Hinkert était déjà mentionnée dans la littérature halieutique comme le premier fabricant de cannes à pêche à Munich. Hinkert fabriquait ses cannes à partir de différents bois : le talon en érable, en orme ou en frêne, la partie centrale en bois de hickory, le scion en bambou. Hildebrand ayant épousé une fille Hinkert, il reprit l’entreprise familiale. Il commanda les meilleures cannes anglaises et étudia en détail leur construction. Max von dem Borne, le pêcheur sportif allemand le plus connu de l’époque, était à ses côtés en tant que conseiller. Borne avait voyagé loin, jusqu’aux États-Unis, et connaissait très bien les produits de la compétition. La société Hildebrand a rapidement produit la première canne en bambou refendu d’Allemagne, une canne à mouche en trois brins. Le Dr Heintz en a acheté une tout de suite. Elle allait devenir sa canne préférée pour l’ombre, la truite ou encore pour capturer des huchons jusqu’à 20 livres.

Jakob Wieland était le fils aîné de Johann Wieland, propriétaire d’un atelier de tournage sur bois qui fabriquait déjà du matériel de pêche pour Hildebrand. Il y fit son apprentissage et pendant plusieurs années travailla pour d’autres fabricants d’articles de pêche nationaux et étrangers, probablement en Angleterre, et parcouru les expositions internationales de pêche. De retour au pays, il reprit l’entreprise de son père. Dès 1880, Jakob Wieland produisait des cannes en bambou refendues puis, en 1900, il reprendra l’entreprise « Heinrich Hildebrand ». Au cours des 15 années suivantes, il travaillera en étroite collaboration avec le Dr Heintz, qui aurait visité l’atelier presque quotidiennement. Grâce notamment à cette coopération, les productions de Wieland ont rapidement acquis une renommée mondiale et furent considérées comme les meilleures d’Allemagne.

5ème édition (1922) dédicacée par Heintz à son bon ami, l’Anglais Robert Bright Marston (1853-1927) rédacteur en chef de « Fishing Gazette ». Ces deux passionnés de pêche s'étaient rencontrés à l’occasion de la présentation de la première édition du livre de Heintz à Londres, en 1903. Robert Bright Marston connaissait bien l’Allemagne. Il a été à l’école à Bonn à partir de 1866 ; il a pêché dans le Rhin, la Lahn, l’Ahr et le Sieg. Pour la petite histoire, Richard Walker a écrit son premier article rémunéré (fishing in floods, la pêche en période d’inondation) dans Fishing gazette le 12 décembre 1936, il avait alors 18 ans. Plus tard il épousera la petite-fille du rédacteur en chef, Patricia Marston.
La pêche traditionnelle allemande
Dans les années qui suivirent la première édition du livre d’Heintz, de plus en plus de pêcheurs allemands se sont mis à pêcher la carpe. La technique était encore assez simple. Il s'agissait de faire aussi léger que possible et en même temps aussi solide que nécessaire : 40 mètres minimum de fil de soie forte (qui avait deux fois et demie la résistance d'une ligne de chanvre et qui absorbait moins l'eau) servait de corps de ligne. Bien que les systèmes d'auto-ferrage avec un plomb lourd soient déjà connus (nous y reviendront), ils étaient tout au plus utilisés comme solution alternative à la pêche au flotteur, lorsque celle-ci n'était pas possible, principalement dans les courants forts et en eaux profondes.
Les modèles de flotteurs minces étaient les plus populaires. Tout était équilibré de façon à ce que la partie terminale repose sur le fond jusqu'à l'hameçon. En guise d’esche on utilisait des pommes de terre mi-cuites, de la pâte à pain au miel ou des vers de terre, appâts avec lesquels les postes étaient pré amorcés.
Winter, le spécialiste de la pêche de fond des années 20
Au début des années 1920, une petite scène carpiste avait émergé. L'un des grands noms fut le Dr August Winter, de l'Est. Comparé à Heintz, qui appréciait la pêche de la carpe mais la pratiquait plutôt accessoirement, Winter était un spécialiste de ce poisson.
![Dans son livre "la pêche de fond [...]", le Dr. August Winter a consacré de nombreuses pages à la carpe](https://static.wixstatic.com/media/16313e_f0c20bf478bb47c490050374d4f63e60~mv2.jpg/v1/fill/w_750,h_500,al_c,q_85,enc_avif,quality_auto/16313e_f0c20bf478bb47c490050374d4f63e60~mv2.jpg)
Winter pêchait presque exclusivement la carpe, lui aussi à l'aide de cannes à mouche du Dr. Wieland et avait acquis beaucoup d'expérience durant la Première Guerre mondiale sur les excellentes eaux à carpes du sud-est de l'Europe. En 1921, il a résumé ses expériences dans le livre Grun dangelei als feiner Sport (la pêche de fond, un sport raffiné) et a fait la promotion des techniques de la pêche de fond, avec un matériel de pêche à la mouche ! Il relate ainsi une session sur la Wereszyca, un affluent du Dniestr, en Galice. Il y a pêché des carpes jusqu’à onze kilos avec son matériel de pêche à la mouche et, avec un ami, il a attrapé jusqu'à 23 poissons par jour, alors que les pêcheurs locaux n'obtenaient pas d'aussi bons résultats avec leur matériel très robuste.

À l'époque, il y eut de sérieuses réflexions sur les montages. Winter considérait les flotteurs comme un mal nécessaire qui ne devaient être utilisés que lorsque c’était absolument inévitable. La taille et la forme des hameçons faisaient déjà l'objet de vifs débats, comme c'est toujours le cas aujourd'hui. Winter préférait les petits hameçons de taille 10 à 8, parfois montait-il en 6. Il déconseillait ceux avec des hampes courtes et des pointes rentrantes, considérant qu’ils provoquaient plus de fausses touches. Il recommandait plusieurs modèles (voir photo suivante) dont le Gladia, un hameçon qui, avant la Première Guerre mondiale, était diffusé par la firme Wieland.

Outre les pommes de terre et les lombrics, il utilisait également une préparation spéciale. « La pâte de pommes de terre est faite en ajoutant 2-3 pommes de terre de la taille d’un petit poing, pelées, avec de l’eau froide et portées à ébullition. Lorsqu’elles sont tendres, versez rapidement l’eau et mélangez les pommes de terre chaudes avec de la farine de blé pour former une pâte ferme ; Vous incorporez la farine cuillère par cuillère jusqu’à ce que la pâte ne colle plus à vos mains. »
La pâte au miel n'avait pas perdu de sa popularité pour autant. Le Dr Kurt Smolian en a présenté plusieurs versions dans son livre Merkbuch der Binnenfischerei de 1920. Il recommandait, par exemple, de pétrir une pâte à base de pain, de fromage, de farine, d'un peu de beurre et d'eau, d'y ajouter du miel pour en faire des boules.
Esch et les années 30
Dans les années trente, et au début des années quarante, l'engouement pour la pêche de la carpe était alimenté par des prises extraordinaires. En août 1937, le célèbre spécialiste berlinois de la carpe Alfred Esch pris ce que les Allemands considèrent être le premier poisson confirmé de 20 kilos au monde, à la canne et au moulinet (en Angleterre le record était de 26lb). Trois ans plus tard il portera son record à 23,1 kilos.

La Deutsche Angelgeräte Manufaktur
La même année la D.A.M. sort son prototype de moulinet à tambour fixe avant de produire en série (1939) le premier modèle de Quick, avec un boîtier en fonte d’aluminium qui portait en relief le marquage « Stationär Rolle Quick D.A.M. Berlin SW68 ». Tout comme le prototype de 1937, ce moulinet avait un demi pick-up et n’avait pas de système anti-retour. DAM produit également la première ligne synthétique avec son Damyl.

L’appât à la mode pour pêcher la carpe était alors le petit pois, idéalement aromatisé au malt. À l'époque, cet appât a permis de prendre d'innombrables gros poissons relayés par la presse.
Rauser et le rôle de la presse des adeptes de Saint Pierre
Deux magazines de pêche (Der deutsche Sportangler et Der Angelsport) existaient alors. Leur rédacteur en chef, Paul Rauser, était un spécialiste de la carpe très connu qui faisait la part belle à ce poisson.

Ces deux magazines ouvraient leurs colonnes aux lecteurs qui pouvaient donc envoyer leur courrier et ainsi échanger leurs idées ou commenter les articles. Les discussions allait à bon train et pouvaient s'apparenter à celles qui, dans un passé plus récent faisaient le buzz sur les forums, ou aujourd'hui encore dans les médias sociaux. Rauser a d'ailleurs fièrement déclaré dans le numéro de mars 1941 de Der deutsche Sportangler que « Dans ce contexte, il est bon de savoir qu'un tel écho aurait été impossible il y a une vingtaine d'années, parce qu'à cette époque, il y avait non seulement beaucoup moins de pêcheurs sportifs, mais aussi une proportion de pêcheurs de carpes beaucoup plus faible parmi les disciples de Pierre, [...] la littérature sur la pêche n’existait à l'époque, pour ainsi dire, que pour les initiés [...]». La pêche de la carpe en Allemagne n’a fait que progresser, à un niveau étonnamment élevé.
NB : Les pêcheurs allemands se saluent, ou se disent généralement au revoir, en prononçant le mot « Petri ». Il s'agirait en fait d'une référence à Pierre, le pêcheur biblique.
Les méthodes des réservoirs de Dresde
Aussi il y eu, dans les deux magazines, des discussions animées, notamment sur les montages. Dans le numéro d'octobre 1940 de Der deutsche Sportangler, Albert Haffke de Dresde a présenté un montage qui allait complètement à l'encontre des pêches « fines ». Il a utilisé une plombée coulissante, très lourde, bloquée par un stoppeur un peu plus loin sur la ligne, de sorte que le poisson se pique seul à la touche. Ce montage « back-stop rig » avait déjà été présenté dans le livre du Dr Heintz et n’était donc pas réellement une nouveauté.
Ce qui l'était plus, c'est que Haffke n'avait pas esché son appât directement sur l'hameçon, mais l'avait fixé à l'aide d'un fil fin dans la courbure de l'hameçon. Cette présentation permettait à l'hameçon libre de piquer parfaitement dans la bouche de la carpe tout en autorisant l'utilisation d'appâts plus durs et de plombs lourds (ce qui rappelons le était à l'époque mal vu, voire jugé contre-productifs). Par la suite ce montage a été connu sous le nom de Paketangel (pêche au paquet).

Si cette publication est déjà remarquable, la lettre de lecteur qui suit, datée de 1941 et portant sur l'amorçage remet également l'église au centre du village. Elle a été adressée au magazine par un certain Karl Schwarze du club de pêche Angelverein Freital : « Comme vous l'avez écrit dans votre article, un grain de maïs ou un petit pois prétrempé et/ou cuit peut être monté sur la hampe de l'hameçon à l'aide d'une aiguille et d'un fil fin. L'hameçon est donc libre, mais comme la carpe ne sait pas ce qu'est un hameçon, elle s'en moque complètement ! (...) Bien sûr, l'hameçon doit être suffisamment piquant, ce qui n'est pas toujours le cas. C'est pourquoi j'emporte toujours une petite lime de haute qualité (...) Nous, c'est-à-dire les pêcheurs du réservoir de Dresde, utilisons presque toujours du matériel très solide pour nos grosses carpes. Nous utilisons des plombées lourdes et des lignes tendues, et notre frein est également très, très serré. Nous appâtons largement, à l'aide d'une fronde, autour de nos hameçons. Lorsqu'une carpe attrape l'une de nos esches, elle se pique toute seule. En utilisant du maïs et des pois, vous avez également l'avantage de ne pas attirer inutilement l'attention des petits poissons ».

Cheveu et montage de fuite allemands
C'est peut-être en réponse aux pêcheurs de Dresde que Paul Rauser a publié, dans le numéro de février 1941 de Der deutsche Sportangler, un article en deux parties intitulé a Grundangeln nach Gefühl (pêche de fond au feeling). Dans cet article, il déterre la hache de guerre en faveur de la pêche de fond extrêmement légère, connue plus tard en Angleterre sous le nom de « touch ledgering » (les deux approches ont été traitées ensuite dans les magazines allemands).
Karl Schwarze, également originaire de Dresde, a confirmé les propos de Haffke dans le numéro de mai 1941 de Der Angelsport en ajoutant que pour le cheveu et l'auto-ferrage, l'hameçon devait être parfaitement aiguisé. Rauser a répondu que cette méthode n'était pas nouvelle et qu'il l’avait lu dans un ancien article hongrois (qu'il serait très intéressant de retrouver). Il n'a pas nié la possibilité d'attraper ainsi des carpes, mais que ce n'était en fin de compte qu'une adaptation et non une révolution technique.

Les méthodes du cheveu (ou approchante) et de l'auto-ferrage étaient donc connues depuis un « certain temps » sur la scène allemande, mais étaient considérées comme « antisportive », comme elles le seront également au départ en Angleterre.
Sur le continent, la pêche de la carpe était manifestement déjà très avancée.



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